2008/04/22

Le pire n'est pas que le mal existe, mais qu'on finisse par ne plus le distinguer du bien

«Loin d'être opposées dans leur essence, la démocratie politique et la démocratie sociale se complètent au contraire: on peut penser que la démocratie véritable ne sera réalisée que par leur conjonction. Le but profond de la démocratie est, en effet, d'assurer à chaque homme une liberté aussi grande que possible dans la vie en communauté. Le tort de la démocratie politique est de méconnaître les conditions matérielles qu'exige l'exercice de la liberté ("Je conçois mal ce que peut être la liberté d'un chômeur américain" a dit un jour M. Molotov, fort justement) et de jeter un voile pudique sur la domination des puissances économiques. Dans la mésure oú la démocratie sociale tente de pallier ces deux erreurs, elle prolongue l'effort de la démocratie politique vers un régime de liberté.
Mais cet accord profond sur le plan doctrinal cède souvent la place a une farrouche opposition sur les terrain des faits: certains partisans de la démocratie sociale affirment que sa réalisation n'est pas possible dans un régime de démocratie politique, à cause des obstacles dressés devant elle par les classe possédantes. La démocratie politique doit dont être supprimée pendant tout le temps nécessaire à la liquidation des dites classes possédantes et à l'établissement d'une démocratie sociale: elle ne sera établie qu'ensuite, une fois close cette phrase de "dictature du prolétariat".
(...) Attaquée à gauche par le communisme, la démocratie politique a vu se lever sur la droite, par réaction, un ennemi beaucoup plus dangereux que les partisans des régimes autocratique traditionnels, en regression constante: le fascisme. (...) Tandis que le communisme supprime la démocratie politique pour établir la démocratie sociale, le fascisme la supprime pour empêcher la démocratie sociale. L'opposition sur les buts est flagrante; mais l'identité de resultats est manifeste: dans les deux cas, la démocratie politique disparaît, au moins provisoirement. La défaite des régimes fascistes au cours de la seconde guerre mondiale n'a d'ailleurs pas diminué le danger: car les causes du fascisme demeurent. (...)
Le vrai danger pour la démocratie n'est peut-être pas dans l'emploi des procédés que nous décrivions tout à l'heure, mais dans la confusion qui tend à s'établir sur sa notion véritable. Que - par bêtise ou par peur - beaucoup de gens s'attachent à l'apparence plutôt qu'à la réalité, aux textes plutôt qu'aux faits, et s'obstinent à nommer démocratiques les forme contemporaines du régime autocratique, voilà ce qui est grave. Car le pire n'est pas que le mal existe, mais qu'on finisse par ne plus le distinguer du bien: là réside ce "péché contre l'esprit" dont l'Ecriture affirme qu'il ne sera jamais pardonné, ni dans ce monde, ni dans l'autre.»


Maurice Duverger - Les Régimes Politiques, Le choix des Gouvernants, Métamorphoses et déclin de la démocratie.